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Sélection génétique des abeilles : ce que nous dit la science

Le rapport Agroscope Transfer n°333/2020, rédigé par une équipe scientifique franco-suisse dirigée par Matthieu Guichard, propose une synthèse claire et accessible sur les bases génétiques de la sélection chez l’abeille. L’objectif ? Offrir aux apiculteurs des repères pour comprendre ce qu’il est réellement possible d’améliorer par sélection, et comment y parvenir.


1. Caractères simples et caractères complexes

  • Les caractères simples (comme la couleur des yeux ou le sexe) sont déterminés par un seul gène, comme le fameux csd chez l’abeille.
  • En revanche, la majorité des caractères d’intérêt apicole (production de miel, douceur, hygiène…) sont quantitatifs : ils dépendent de centaines de gènes à petits effets combinés, et sont fortement influencés par l’environnement.

👉 Exemple : deux colonies au même endroit peuvent produire différemment selon les reines, les ouvrières, ou l’historique de l’élevage.


2. Comment sélectionner efficacement ?

Pour progresser, il faut :

  • Définir un objectif clair (ex : moins d’essaimage, plus de douceur).
  • Mesurer précisément les colonies selon des critères reproductibles.
  • Choisir les meilleures comme reproductrices : celles au-dessus de la moyenne.

L’efficacité dépend de la part génétique du caractère mesuré, appelée héritabilité.

Formule du progrès génétique :

R=i×ρ×h/T
avec :

  • i = intensité de sélection1
  • ρ = précision2
  • h = racine de l’héritabilité3
  • T = intervalle de génération4

3. Résultats suisses : que peut-on espérer améliorer ?

Des données collectées entre 2010 et 2018 sur deux populations suisses montrent que :

CaractèreHéritabilitéInterprétation
Douceur0,32Moyennement héritable : la sélection peut améliorer ce trait de façon fiable.
Tenue au cadre0,12 – 0,16Faiblement héritable : amélioration possible, mais lente et dépendante de l’environnement.
Comportement hygiénique0,18 – 0,19Faible à modérée : la sélection peut progresser, mais lentement.
Production de miel0,02 – 0,11Très faiblement héritable : surtout influencée par les conditions environnementales (météo, ressources…).
Essaimage0,01 – 0,07Très faible héritabilité : difficile à améliorer génétiquement sans effets collatéraux.
Varroa (croissance)≈ 0Non détecté : la résistance naturelle au varroa n’a pas été identifiée comme un caractère héritable dans cette étude.5

👉 Conclusion : les traits comportementaux sont les plus sélectionnables ; la production de miel est trop influencée par l’environnement pour permettre un bon progrès génétique sans rigueur extrême dans les mesures.

  • On peut espérer améliorer la douceur et, dans une moindre mesure, le comportement hygiénique par sélection.
  • Les caractères comme la production de miel, l’essaimage ou la tenue au cadre évoluent lentement par la sélection seule, car ils sont fortement influencés par l’environnement.6
  • Pour le varroa, il faudra sans doute introduire ou croiser des souches spécifiques (comme certaines lignées VSH ou SMR) pour voir un progrès génétique mesurable.

4. Leviers pour progresser

  • Contrôler la voie mâle : insémination instrumentale ou station de fécondation.
  • Mesures standardisées : éviter les biais dus aux ruchers ou aux pratiques apicoles.7
  • Réduire l’intervalle de génération : élever plus de reines en moins de temps.8
  • Travailler en réseau : partage de données, protocoles communs, soutien scientifique.9

5. Adapter la sélection à l’environnement

Le rapport souligne que :

  • Les effets génotype x environnement sont réels : une souche performante en Suisse ne le sera pas forcément ailleurs.
  • L’intérêt des ressources locales et des effets d’hétérosis (vigueur hybride) peut être exploité via des croisements F1, mais cela demande un renouvellement constant.

Conclusion

La sélection génétique n’est pas une baguette magique, mais un levier durable de progrès à long terme, à condition d’être rigoureux et bien accompagné. La clé ? Mesurer, documenter, collaborer. Avec du temps et de la méthode, on peut créer des lignées adaptées à chaque terroir.


  1. L’intensité de sélection (i) représente la pression exercée sur une population lors du choix des reproducteurs. Elle dépend de la proportion d’individus retenus : plus on est exigeant (par exemple en ne conservant que les 5 % meilleurs individus), plus l’intensité de sélection est élevée. Cette intensité est exprimée par une valeur standardisée, liée à la position moyenne des individus sélectionnés dans une distribution normale. Une forte intensité permet un gain génétique plus rapide, mais réduit aussi la diversité génétique si elle est mal maîtrisée. ↩︎
  2. La précision (ρ) mesure la qualité de l’évaluation du mérite génétique des individus. Elle correspond à la corrélation entre la valeur génétique estimée et la valeur génétique réelle. Plus cette précision est élevée (proche de 1), plus on a de chances que les meilleurs individus sélectionnés soient réellement porteurs des meilleurs gènes. Elle dépend notamment de la qualité des tests, du nombre de descendants observés ou du recours à des outils comme la génomique. ↩︎
  3. Dans cette formule, h désigne la racine carrée de l’héritabilité (notée h²), c’est-à-dire √h². L’héritabilité exprime la part des différences observées entre individus qui est due à la génétique, plutôt qu’à l’environnement. En prendre la racine permet d’estimer la corrélation entre le phénotype (ce qu’on observe) et le génotype (le potentiel transmis). Plus cette valeur est élevée, plus la sélection basée sur le phénotype est efficace pour améliorer génétiquement la population. ↩︎
  4. L’intervalle de génération (T) est le temps moyen, exprimé en années ou en cycles, entre la naissance des parents sélectionnés et celle de leur descendance reproductrice. Plus cet intervalle est court, plus le progrès génétique par unité de temps est rapide. En apiculture, il est possible de réduire cet intervalle en élevant plusieurs générations de reines par an ou en recourant à des techniques comme l’insémination artificielle. ↩︎
  5. ⚠️ Cela ne veut pas dire qu’il n’existe pas de lignées résistantes au varroa, mais que dans ces populations étudiées, aucun signal génétique clair n’a pu être mesuré pour ce caractère. ↩︎
  6. Par « environnement », on entend l’ensemble des conditions externes influençant l’expression des caractères : climat (pluviométrie, température, durée de floraison), ressources mellifères disponibles, charge parasitaire, pratiques apicoles (type de ruche, conduite, transhumance), interventions humaines (nourrissement, traitements), mais aussi interactions sociales dans la colonie. Ainsi, un bon « environnement » pour la production de miel serait une région riche en floraisons longues et abondantes, avec un climat stable et une gestion sanitaire rigoureuse. ↩︎
  7. Dans le cadre d’un programme de sélection, des mesures standardisées permettent de comparer objectivement les performances des colonies. En effet, deux ruchers distincts — même avec les mêmes souches — peuvent donner des résultats très différents en raison de l’exposition au soleil, de la floraison locale, de l’expérience de l’apiculteur ou encore des traitements appliqués. Sans protocole homogène, ces variables environnementales introduisent un biais qui masque la part génétique du caractère observé. Pour éviter cela, il est essentiel d’utiliser des protocoles rigoureux, des notations objectives, et de connecter les ruchers entre eux via des groupes de colonies sœurs réparties sur les sites. ↩︎
  8. L’intervalle de génération correspond au temps moyen entre deux générations successives de reproducteurs. Dans un programme de sélection, plus cet intervalle est court, plus le progrès génétique peut être rapide, car chaque nouvelle génération apporte des améliorations. Réduire cet intervalle implique d’élever et de tester un plus grand nombre de reines sur une même saison, en planifiant plusieurs cycles d’élevage (greffage, fécondation, évaluation). Cela nécessite une bonne organisation, des outils adaptés (nucléis, stations de fécondation, couveuse…) et parfois le recours à l’hivernage de reines sélectionnées pour les utiliser dès le printemps suivant comme reproductrices. ↩︎
  9. La réussite d’un programme de sélection génétique en apiculture repose sur un travail en réseau impliquant une diversité d’acteurs. Ce réseau comprend notamment les apiculteurs-éleveurs, les responsables de stations de fécondation, les groupements de sélection (comme ANSB, ANERCEA, ou les conservatoires de l’abeille noire), les ADA (Associations de Développement Apicole), les instituts de recherche (INRAE, Agroscope, ITSAP), les plateformes d’évaluation génétique (BeeBreed.eu), mais aussi les GDSA. Ces derniers, lorsqu’ils s’engagent dans une stratégie sanitaire intégrant la généalogie (résistance au varroa, à la loque, comportements hygiéniques…), peuvent jouer un rôle central dans la coordination territoriale et le soutien logistique ou technique. La mutualisation des protocoles, des données et des efforts de suivi permet d’améliorer la fiabilité des mesures, de mieux estimer les valeurs d’élevage, et d’assurer la pérennité des lignées sélectionnées. En ce sens, les GDSA ont toute leur place dans un réseau de sélection génétique collaboratif, orienté vers la santé durable des colonies. ↩︎

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